Dans une démarche de recherche critique des différents systèmes de
domination s'offrent plusieurs possibilités. La première est de
traiter séparément la domination de classe, de race, de sexe,
d'âge, etc. L'histoire des luttes et des idées a montré que les
revendications propres à des groupes et des catégories distinctes
se sont développées de manière relativement isolée : les
inégalités et les discriminations d'un groupe face à un autre
étant prises en compte avant celles d'autres groupes. Ainsi on peut
très clairement distinguer des discours spécifiques concernant la
lutte des classes, l'antiracisme, l'émancipation des femmes ou la
question animale. Aujourd'hui certains de ces discours tendent à
converger vers une analyse plus fine, plus réaliste et plus complexe
des rapports de pouvoir traversant les différentes formes
d'oppression dans une démarche dite intersectionnelle. En regardant
alors non pas les fonctionnements des rapports spécifiques mais en
mettant l'accent sur les « intersections » de ces
différents rapports une nouvelle vague de chercheur⋅ses espère
affiner la critique. J'ai l'espoir et l'ambition qu'une meilleure
compréhension de telles structures pourra aboutir à de meilleures
stratégies d'émancipation. Car le point de départ que l'on
pourrait prendre serait un constat d'échec. Un échec pratique de
renversement des normes et des valeurs contre lesquelles on lutte :
les discours évoluent, les lois avec mais en pratique on continue
les exploitations des un⋅e⋅s et des autres. Mon impression
m'incite à pointer l'étanchéité des luttes, désignée comme un
facteur négatif, qui pourrait néanmoins se renverser et renverser
les normes. Pour cela je voudrais détailler un point de vue que je
porte sur les discours antispécistes et féministes et les
stratégies émancipatrices qu'elles supposent ; essayer de
montrer ce qu'elles veulent faire et ce qu'elles ne font pas assez.
Définitions
et discours de domination
L'antispécisme est un ensemble de pratiques visant à remettre en
cause la domination de l'humain sur le reste du règne animal. Ma
première critique concerne l'image qu'on fait du spécisme : ce
n'est pas premièrement un discours, une idéologie. L'idéologie
n'étant que l'expression, la mise en mots et la justification de
pratiques, je considère que ce qui n'est qu'une pratique
discursive ne suffit pas à
fonder en soi des habitudes. Cela
dit je confirme le fait qu'en tant que pratique, l'idéologie a un
grand rôle dans la perpétuation et la conservation des normes.
Ainsi le spécisme existe
avant qu'on nomme, qu'on justifie, qu'on prenne conscience
d'attitudes plaçant l'homme hiérarchiquement au-dessus des autres
animaux. Mais pour être plus
exact, le discours est déjà dans l'acte ou encore l'acte spéciste
présuppose un discours. Mais s'il le présuppose, celui-ci n'est pas
originellement nécessaire. L'homme a fait des bêtes ses esclaves au
moment même où il a du justifier son comportement. Même
s'il adopte un discours naturaliste, il doit choisir de suivre la
nature plutôt que s'y opposer.
La
formulation classique du spécisme par analogie au racisme ou au
sexisme pose problème. Certes le spécisme est à l'espèce ce que
le racisme est à la race et le sexisme au sexe. Du
point de vue des discours, des critères de domination c'est vrai.
Mais ce qui me dérange c'est un
certain sous-entendu
émancipateur simpliste qui
reviendrait à dire : nous avons dépassé le racisme, nous
avons dépassé le sexisme, dépassons le spécisme de la même
manière. Or c'est sur ça que
je suis sceptique : on ne peut, tel que l'on définit les
systèmes d'oppression, penser pleinement l'émancipation des animaux
de la même manière.
Non pas pour une question de
légitimité mais bien de stratégie. Car malheureusement les
stratégies d'émancipation de l'humain donc des esclaves noirs et
autres peuples colonisés, racialisés, ainsi que des femmes se sont
forgées sur un discours spéciste mettant en avant la spécificité
et la primauté du caractère humain. C'est
évidemment une stratégie d'émancipation des opprimé⋅e⋅s qui
est très critiquable dès lors que le but n'est pas de réduire les
rapports d'oppression mais simplement en restreindre les effets et
élargir le groupe des oppresseurs. Je
pense particulièrement à des questions ici de modes de vie liés
aux questions de production et de mondialisation : on ne peut
pas se contenter de vouloir universaliser un mode de vie dominant
destructeur en pensant que cela anéantirait le rapport de
domination. Car les
privilèges d'une minorité comme d'une majorité n'existent qu'au
prix de sacrifices d'un autre groupe. Cela
relève d'une vision trop libérale au sens individualiste.
L'émancipation des un⋅e⋅s
ne peut se faire au prix d'une reconduction de l'oppression des
autres. Cela conforte l'idée
qu'il faut penser ensemble à la fois la critique (théorique)
des domination mais aussi les
stratégies (pratiques)
d'émancipation.
Ce qui m'amène à une seconde
critique, portée à la fois vers les chercheur⋅ses et les
militant⋅e⋅s. Bien qu'il m'apparaisse nécessaire de poursuivre
l'enquête et l'argumentation dans le champ de l'éthique animale, je
redoute plusieurs choses. En appuyant une stratégie politique
majoritairement sur un discours argumentatif on laisse de côté la
dimension corporelle, sensible de l'humain qu'on vise à ébranler :
on se risque à reconduire le modèle de l'homme rationnel contre
lequel l'antispécisme doit se battre. Ce
n'est pas souhaitable. Et pour les mêmes raisons, puisque l'homme
n'est ni entièrement rationnel, ni pleinement raisonnable, je doute
que ce soit efficace. Enfin je veux pointer l'idée que le discours
de justification est un instrument de domination. Certes nous devons
le combattre, et nos arguments sont meilleurs. Mais le combat n'est
pas gagné pour autant. Car ceux qui dominent contrôlent les règles
du jeu : plus le discours éthique avance ses pions et plus les
conservateurs reculent les cases, plus nous y répondons et plus les
exigences augmentent, et cela
ne joue pas forcément en notre faveur. Pourquoi ? Parce que
cela renforce l'image d'une morale vertueuse ou pure, malgré nous.
En conférant à l'éthique animale un statut particulier et en
poussant les exigences plus loin que dans d'autres discours éthiques,
en raison justement du caractère particulier de l'animal que cette
même éthique cherche à renverser, on maintient justement la
fiction d'une morale particulière. Il
n'y a pas besoin de lire les grands philosophes pour que socialement
ou psychologiquement (et l'on pourrait croire « naturellement »)
certains tabous
persistent et contribuent
à empêcher sinon à
condamner meurtres
et violences corporelles. Quand
il s'agit de l'animal il faut au défenseur de ses droits déployer
une bonne dizaine de raisons et de précisions de cas particulier en
cas particulier pour éviter torture ou exploitation. La
morale est une excuse : on reproche aux uns de ne pas être
parfaitement moraux, et aux autres de trop chercher à vouloir
l'être, pour se dédouaner de ne l'être pas du tout (ou
trop peu). Nous
sommes donc moins
exigeants moralement envers
les animaux qu'envers nous-mêmes, d'après le paradoxe même que
nous serions plus éloignés qu'eux de la nature. Sans
vouloir refermer les débat en éthique animale, je voudrais enfin
arriver à ce que des discours d'autres champs peuvent apporter à
l'émancipation.
On
doit pouvoir tenter de penser parallèlement les rapports
d'oppression. Je prends principalement comme objets le sexisme et le
spécisme, mais nous devons penser les autres rapports et finalement
envisager tout type de rapport d'oppression. En cherchant à
universaliser des structures politiques, en cherchant les
similitudes, on pourrait risquer
de passer à côté de ce qui
est spécifique à chaque oppression, objectif pourtant principal des
luttes féministes et afro-féministes particulièrement. Et
malheureusement l'on peut entendre dans certaines bouches féministes
face à la question animale la crainte de se voir assimilées à des
bêtes. Là encore cela n'est
pas sans rappeler le rejet des féministes blanches bourgeoises de
l'oppression des femmes noires, donnant lieu au mouvement
afro-féministe. Comment
défendre les poules sans mettre tous les œufs dans le même
panier ?
Langage
et corps
Le
langage sexiste et spéciste se justifient l'un et l'autre. La femme
est réduite à une gazelle, une proie ou à une poulette, écervelée.
Mais dire que la femme est bête présuppose deux choses : 1)
que la femme est moins
intelligente que l'homme et 2)
que l'homme est plus
intelligent que l'animal. On
peut alors refuser une proposition et garder l'idée que l'autre est
vraie. Or on peut retrouver
ce faux dilemme dans beaucoup d'autres situations : doit-on
lutter contre une domination d'abord, quitte à nier ou renforcer une
autre ? Ou doit-on (et veut-on : c'est une question
d'éthique) et peut-on (si cela est possible, ou si l'on veut, la
question est de savoir alors comment faire) ? Car
si c'est une même logique qui asservit le corps de la femme et le
corps des bêtes, en quoi une domination serait-elle plus justifiée
qu'une autre ? Le piège est l'idée de nature. Non pas que la
nature n'existe pas, cela veut dire tout et son contraire. Mais la
nature ne peut tout justifier, ce
qui veut dire qu'elle n'est pas premièrement dénuée de
significations ou de vérités.
Or les discours dominants
visant l'exploitation de la femme et des animaux ont fait d'eux
justement de simples corps,
de simples machines de chair justifiant
également l'esclavage. C'est
difficile d'entendre ces
discours conjointement aujourd'hui car si les idées racistes
et sexistes ont quelque peu avancé, la domination sur l'animal
persiste. Mais c'est justement parce que les conditions changent (ou
pas) qu'il est plus facile (ou difficile) d'entendre et de comprendre
des idées progressistes. Cela
n'enlève rien au fait que la femme reste encore dans beaucoup de
situations plus un objet qu'un sujet, les bêtes étaient même de la
simple matière première. Dans
son idéal de transcendance humaniste, l'homme (toujours blanc
bourgeois) s'est cru se rapprocher du divin-idée, s'éloignant ainsi
de la nature, du matériel incarné dans la
bête ou
la femme, des entités
privées de choix, de possibilités d'être par-soi, c'est-à-dire
jamais autonomes.
Dans le véganisme on peut retrouver
un refus plus fort de cette idée de nature, là où le végétarisme
peut se contenter d'un refus du meurtre (mais
les choix éthiques amenant à une pratique ou une autre sont bien
plus complexes). Pourquoi ?
Admettons que l'on arrête de tuer les animaux pour en consommer leur
chair, il resterait les « produits dérivés ». Or, si on
réfléchit deux secondes (voilà), le lait et les œufs sont des
effets de la maternité, de la reproduction. Cela
peut nous amener alors à critiquer ce qui, au-delà des effets
néfastes de la captivité et des rapports physiques d'oppression,
constitue dans le cas de l'exploitation animalE une réduction des
corps femelles à la fonction reproductive. Cela
est flagrant quand on sait que les poussins mâles issus de poules
pondeuses sont tués sur le champ et cela nous interroge quand on
sait comment d'une part les vaches sont inséminées, et d'autre part
comment les veaux leur sont arrachés. Ces
phénomènes doivent donc pointer une réduction à la fonction
maternelle reproductive, et encore. Car dans toute cette histoire il
n'y a même pas de sexualité, et sans prôner de quelconques
avantages de la maternité, il n'y a même pas de rapport
interindividuel qui en découle. Les naissances n'aboutissent à rien
sinon de la douleur, des traites jusqu'à la mort. Qui
dit réduction dit abstraction de toutes les potentialités de
l'animal. Et cette absence de
potentialité vient justifier en fin de compte la domination qui
se définit alors simplement comme un rapport hétéronome
hiérarchique toujours
unidirectionnel.
Des travaux féministes mettent clairement l'accent sur la question
du corps, mais dans une perspective plus « philosophique »
et logocentriste on retrouve beaucoup de discours sur la notion de
sujet, sur une critique de la psychanalyse, etc. Encore une fois, si
ces travaux sont précieux, ils ne mettent pas au jour, d'après moi,
les mécanismes sociaux du maintien de l'oppression.
Le mal dominant
Car une oppression n'est pas
seulement le fait d'un individu sur un autre, ou d'un groupe sur un
autre dans une situation donnée. Une oppression est un rapport
social institué, qui s'étend dans le temps et déploie donc des
instruments de maintien, de défense donc, non seulement alors
d'oppression mais de répression. Car
si sexisme et spécisme exercent un pouvoir sur les corps des
victimes, des oppressées celui-ci vient toujours de corps dominants.
Je pointe alors les normes
sociales : à la fois le lieu duquel partent et vers lequel
convergent le pouvoir. C'est
donc à mon sens aussi le lieu de subversion des rapports de
domination. Le pouvoir part
des normes, cela veut dire que les systèmes d'oppression ne
persistent que parce qu'il y a des oppresseurs pour les maintenir et
ce par le fait de partager à une certaine échelle des pratiques et
les pratiques discursives qui les justifient. C'est
aussi pour cela que le pouvoir vise les normes. Car pour qu'elles se
maintiennent et forment un semblant d'ordre, les normes doivent être
partagées, sans quoi elles ne feraient pas système mais seulement
chaos.
Les
mâles continuent d'être sexistes parce que les mâles continuent
d'être sexistes. Les omnivores mangent de la viande parce que les
gens mangent de la viande. Derrière
les tautologies se cache le mécanisme même du conservatisme :
justifier l'inertie de soi par l’inertie des autres. Mais
cette inertie n'est pas une absence de mouvement mais plutôt une
perpétuelle répétition de l'ordre établi, avec
ses privilèges. Or une caste
a intérêt à abandonner ses privilèges si tous les individus le
font sans quoi les individus d'une caste qui n'abandonnent pas ce
privilège le conservent et l'augmentent. Ce
qui est vrai d'une certaine manière, plus la minorité dominante est
minoritaire et plus sa position dominante est relativement
avantageuse, mais également faux ou critiquable dans la mesure où
cela pose une alternative radicale : le conservatisme ou la
révolution totale ; ne
laissant place à aucune action ou changement local jusqu'à la
réalisation d'une société idéale.
Une question d'autonomie ? La politique et l'éthique de
l'animal visent à reconsidérer, remanier le concept de « liberté »
si cher à nos idéologies révolutionnaires ou conservatrices. Les
capacités de l'animal ne nous empêchent pas de penser la liberté
dans une continuité, dans un ensemble cohérent. Or le problème de
l'émancipation telle qu'elle est, à juste titre, pensée par Marx
pour les prolétaires et par la majorité des féministes pour les
femmes est l'autodétermination de la lutte. En effet il y a une
tension entre la nécessité pour les femmes de prendre en main leur
propre émancipation, qui n'en serait pas une sans cela ; et ce
qui apparaît comme une impossibilité pour les animaux d'organiser
leur révolte. La question peut faire sourire mais est importante :
si l'on appuie l'idée que toute émancipation doit venir des
opprimé⋅e⋅s, les luttes féministes étant l'exemple, alors on
risque de renoncer rapidement à la possibilité d'une émancipation
des bêtes. D'un autre côté, si l'on modère ce critère et que
l'on accepte qu'une émancipation soit portée par d'autres personnes
que les victimes, on craint d'ouvrir la brèche des fondations de
toutes les luttes féministes et ouvrières pour ne citer que
celles-ci. C'est pourtant ce que j'estime devoir faire, après
certaines conditions et précisions. La crainte des féministes
repose sur la séparation politique binaire ami/ennemi théorisée
par un tristement célèbre philosophe allemand. C'est cette
opposition trop souvent grossièrement rabattue sur d'autres
catégories qui doit être nuancée. Je soutiens pleinement la thèse
selon laquelle les femmes doivent s'organiser entre elles. Je
soutiens pleinement la thèse selon laquelle les ouvrier⋅e⋅s
doivent s'organiser entre elles⋅eux. Mais j'ai toujours du mal à
recevoir des catégorisations franches et absolues qui feraient de
tout homme cisgenre (c'est-à-dire dont le « genre social »
est en adéquation avec l'assignation de sexe de naissance) un ennemi
de la lutte d'émancipation des femmes, de la même manière que tout
individu socialement catégorisé comme « femme » n'est
pas forcément une alliée dans la lutte féministe. Cette vision
présuppose des structures de domination rigides et précédents les
individus. Là encore, sans prétendre qu'un homme puisse entièrement
se défaire de ses schèmes dominateurs, ne pas en envisager la
possibilité ou l'évolution c'est méconnaître le fait que
malheureusement les schèmes de la domination sont aussi véhiculés
par les dominé⋅e⋅s et c'est condamner tout changement
véritablement profond. Pour être plus précis et éviter les
malentendus je distinguerais donc plusieurs moments de la lutte
féministe. Si la théorie critique doit être partagée et propagée
dans des sphères mixtes et non-mixtes, c'est pour aboutir ensuite à
deux stratégies différentes : d'une part, comme je l'ai déjà
dit il est clair que les femmes ont une entière légitimité à
s'organiser en non-mixité et mener des actions autonomes, qu'on
pourrait qualifier d'empowerment
ou d'augmentation de la
puissance d'agir. D'autre part il serait vain de nier
l'objectif féministe qui serait de transformer les rapports sociaux
virilistes et donc de changer, abattre les privilèges masculins dans
une stratégie de disempowerment.
Or il apparaît nécessaire
et légitime que cette seconde stratégie soit poussée par les
femmes mais portée par les hommes. S'il
nous est difficile d'imaginer que les géants gérants capitalistes
voudront bien concéder leurs privilèges aux
travailleur⋅e⋅s, les
rapports genrés répondent d'une logique différente.
C'est certes difficile mais
pas impossible pour une personne de genre masculin d'abandonner ses
privilèges et tendre à se soustraire des structures sociales
genrées. Malheureusement je
concède le fait que les structures genrées ne sont que la somme des
privilèges accordés socialement par les autres individus en
fonction de leur genre. Ce qui revient à dire que si tous les hommes
n'abandonnent pas leurs privilèges, alors tous en profitent. C'est
très certainement vrai empiriquement mais amène alors d'autres
questions : si les
hommes garderont leurs privilèges jusqu'à la chute du patriarcat,
quelle stratégie est légitime, possible et efficace de la part des
hommes qui souhaitent s'y soustraire ? Et
là on peut faire un parallèle avec la question du droit des
animaux : jusqu'à l'abolition de l'exploitation animale, quelle
stratégie est légitime, possible et efficace pour un⋅e humain⋅e ?
Mais d'abord réglons la
question féministe. Une
première chose serait pour ces hommes féministes ou pro-féministes
d'accepter humblement l'attente et le retrait dans la lutte des
femmes. Cela peut conduire à
mon sens à cloisonner encore une fois les luttes : si tu es une
femme tu dois être
féministe, si tu es noir tu combats le racisme, et si tu es un mec
blanc tu fermes ta gueule. Car
le présupposé normatif qu'il y a derrière c'est l'injonction pour
tous⋅te⋅s les opprimé⋅e⋅s à se soulever sans quoi iels
seraient des ennemi⋅e⋅s. Mais
cela fait l'impasse sur les effets mêmes de la domination :
elle empêche les opprimé⋅e⋅s
de se révolter ! Si ce
n'est pas ça la domination, alors qu'est-ce que c'est ? Si je
vois qu'une communauté est opprimée dans ma ville, que dois-je
faire ? Attendre et me dire « bon bah, s'ils ne se
révoltent pas, c'est soit qu'ils n'ont pas vraiment envie, soit
qu'ils ne sont pas vraiment dominés... ». Le
laisser-faire au nom d'une pseudo posture dominante de savoir est
aussi une bonne excuse. Ce
qui nous ramène à la lutte pour les animaux. Devenir
végane (pour les animaux)
par exemple c'est refuser
d'entretenir les rapports de domination structurels d'une société
spéciste. Et cela suffit à
mon sens à titre individuel à sortir de ce fameux rôle
d'oppresseur. Les
effets de l'exploitation industrielle sont en cela plus facilement
mesurable : j'arrête de manger de la viande, de consommer du
lait et des œufs et je sais que « j'épargne » des
dizaines d'animaux. Maintenant
si j'essaie d'arrêter d'être un homme, comment saisir mon impact
sur le patriarcat ? Pourtant
cela doit-il nous arrêter pour autant ? Non sinon on arrêterait
tout. Mais comme le disait un
certain Michel, là où il y a pouvoir il y a toujours résistance.
Je propose en fait de
regarder comment face à des normes dominantes on cherche à s'en
défaire pour montrer par contraste qui les fait fonctionner. Cela
me paraît d'autant plus légitime et efficace que dans la domination
mais dans l'émancipation qu'on vise, les normes sont bien le point
de départ mais aussi le point d'arrivée des luttes. Car
si les normes comme contraintes peuvent être envisagées comme
l'ensemble des attitudes qu'il est obligatoire d'adopter, et qui
véhiculent la souffrance et les impasses (impossibilités d'être ce
que l'on voudrait) qui forment une oppression, quand on les regarde
justement comme normes alternatives ou subversives elles offrent une
puissance créatrice de possibilités d'être et d'agir recherchées
par et dans l'émancipation.
Nombreux travaux féministes à la
suite de l'antiracisme ont montré le caractère fictionnel de l'idée
d'une nature précédant la culture. Les
catégories de race et de sexe comme l'idée d'animal sont des
catégories qui bien que des constructions sociales, fonctionnent.
Elles ont des effets réels sur nos comportements et nos manières de
vivres, sinon en fait elles n'auraient pas
été nécessaires. Jusqu'où
alors pousser la critique et la déconstruction du social ? En
quoi les liens que nous entretenons avec les animaux, et avec la
fameuse nature toute entière, ne seraient-ils pas déjà, toujours
et encore des rapports sociaux ? Le
risque que je vois serait de devoir renoncer à des avancées
théoriques fortes du féminisme si l'on se refuse d'en appliquer les
conséquences dans le domaine de l'antispécisme.
Matérialisme ?
Si l'homme continue à manger de la
viande c'est aussi parce que cela le fait vivre… économiquement.
L'exploitation de la nature
est un rapport de production, jusque là rien de nouveau depuis le
Capital. C'est pourtant ce
qu'on semble oublier, encore une fois, quand on se borne à traiter
la question animale sous le seul angle de l'éthique. Les
bêtes sont exploitées parce que ça rapporte de l'argent, parce que
cela maintient un business. On
ne peut pas faire semblant de ne pas entendre le (pauvre éthiquement)
argument de l'emploi et du chômage. Et
si cet argument n'est pas très fort moralement, il est, je pense,
très fort empiriquement. Les
femmes, les noir⋅es et les bêtes souffrent malheureusement
tous⋅tes de cette folie du marché. L'hétérosexualité
normative, fondée sur la reproduction de la vie et l'omnivorisme
normatif spéciste, fondé sur la reproduction du vivant également
présupposent une hiérarchie. C'est
ce rapport hiérarchique qui est premier, qui
dicte la séparation du travail, la séparation entre la pensée et
l'agir, entre le corps et l'esprit, etc, catégorisations
pseudo-universelles
desquelles découlent alors les oppressions spécifiques.
Ainsi,
ma conclusion normative et pratique radicale serait d'inviter la
subversion de toutes les normes dominantes d'une manière continue,
pour viser le cœur du maintien des normes qui est la hiérarchie,
sans quoi on ne ferait que réintroduire celle-ci sous d'autres
formes, avec les rapports d'oppressions qui les manifestent.
(Resterait
également un travail critique du rapport intuitivement étroit entre
ce qu'on nomme naïvement des différences sensées être neutres et
des inégalités partagées sous des oppressions.)
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