À ma famille, à mes vieux amis et mes proches qui ont l'impression de me comprendre de moins en moins. Puissent ces quelques lignes apporter plus de lumière que d'ombre.
Comme vous le savez peut-être, le week-end du 25 octobre est décédé
un opposant au projet de barrage de Sivens, dans le Tarn. Peut-être
est-ce pour vous une information comme une autre. Des gens meurent
tous les jours pour plein de raisons différentes. Pourtant cet
événement me touche plus particulièrement. C'était lui ce
week-end, ça aurait pu être moi un autre jour, ce sera une autre
personne plus tard. Je milite pour diverses causes. Contre des
projets concrets comme celui de l'aéroport à Notre-Dame-des-Landes.
Contre le nucléaire. Je participe à des manifestations publiques.
Je participe à d'autres types d'actions plus ou moins légales. J'ai
déjà participé à des affrontements avec les « forces de
l'ordre ». Ce sont des choses que je ne partage pas tous les
jours. S'impliquer physiquement dans la lutte politique c'est courir
le risque de poursuites judiciaires, le risque d'être blessé et
malheureusement ce qui est arrivé ces derniers jours nous montre que
ce risque va jusqu'à pouvoir y perdre la vie. Je ne milite pas pour
ces moments de confrontations physiques mais dans un contexte où
j'ai le sentiment personnel d'un désengagement généralisé j'ai le
sentiment que si je ne m'engage pas moi, alors personne ne le fera.
Personne ne m'y oblige donc mais je m'y oblige.
Pourtant ce que j'aimerais partager là n'est pas l'inquiétude mais
plutôt l'indignation. Et je ne veux pas que cette peur qui peut
exister face à la répression policière m'empêche moi et mes
camarades de continuer à lutter pour ce qui nous semble juste. La
radicalisation de l'oppression policière vise justement à nourrir
cette peur de l'action, afin que celle-ci résorbe les moindres
désirs de révolte ou d'émancipation.
Je ne me sens ni criminel, ni délinquant. Ma détermination peut
être radicale mais pas extrême. Mes idées sont radicales car
franches et difficiles à mettre en œuvre, mais elles sont radicales
parce que leur mise en œuvre implique des changements à la racine,
c'est-à-dire des changements globaux. L'idée d'extrême est l'idée
d'avoir dépassé des limites morales. J'aimerais discuter de cet
amalgame qui est facilement fait pour justifier mon engagement
politique et dissiper la confusion possible.
Il
ne faut pas opposer la violence au droit
La
violence policière s'accroît et légitime sa nécessité encore
plus dans ce contexte de crise économique. Parce que nous sommes de
plus en plus nombreuses et nombreux à nous opposer à des projets
coûteux sur des plans écologiques et économiques, l'État sait que
s'il veut garder le contrôle il doit faire taire la contestation.
C'est pour cette raison qu'il utilise la force. On pourrait relire de
nombreux philosophes (Pascal ou Foucault entre autres) qui depuis des
siècles et jusqu'à aujourd'hui ont très bien décrit comment le
droit n'est pas une alternative à la violence comme veulent nous le
rappeler trop souvent les politiciens défenseurs de la démocratie
ou des droits de l'homme comme des instances immuables, mais plutôt
comment le droit n'est possible que sur un fond de violence.
Concrètement cela veut dire que l'État collabore avec les
entreprises qui ne pensent qu'en termes d'intérêts et de profits,
et leur fournit l'appui policier ou militaire nécessaire pour mettre
en place des aéroports, des centrales, des barrages, des parkings où
que sais-je. Max Weber, un sociologue qui a travaillé sur des
questions de pouvoir pose comme définition de l'État l'instance qui
a le monopole de la contrainte physique légitime sur un
territoire donné. Cette citation n'a pas valeur de vérité par
elle-même mais doit ouvrir la critique au rapport entre violence et
droit. Pascal avait ce mot que je trouve très lucide. Sur une
réflexion sur la justice il conclut dans ses Pensées :
Ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on fait que ce qui
est fort fût juste. Aujourd'hui ce qu'il faut comprendre c'est ça :
la violence policière détermine la limite du droit, du juste, du
légal.
Nous
ne sommes pas des casseurs
Il
ne faut tomber pas dans le piège qui est tendu à chaque fois lors d'une
médiatisation d'événements comme celui-ci. La stratégie est
simple du côté du gouvernement : diviser pour mieux régner.
Ainsi on peut déjà entendre parler de deux types de
manifestant-e-s, les pacifiques d'un côté et les extrémistes de
l'autre. Les bons et les méchants. D'un point de vue psychologique
c'est toujours la même manipulation. Cet événement est
impardonnable et injustifiable. La classe dirigeante le sait mais ne
peut se voiler la face. Elle est allée trop loin mais dans une
société du paraître et particulièrement dans cette période où
l'image de cette classe est au plus bas, ce serait trop pour elle que
d'avouer sa faute. Alors il faut un bouc-émissaire. Les radicaux,
les anarchistes. On met tous les œufs dans le même panier pour
signifier bêtement que les méchants c'est pas nous, c'est eux.
On peut même lire des
assimilations avec l'extrême
droite, des casseurs venus là simplement
pour foutre le bordel ou taper sur des flics (qui
eux ne seraient que de simples pacifistes, non violents, c'est bien
pour ça qu'on fait la guerre).
Quelle
est donc la stratégie politique relayée par les médias ?
Réduire celles et ceux qui sont déterminé-e-s politiquement à des
personnes aux idées extrêmes et donc illégitimes ou inaudibles,
des personnes trop jeunes et manipulées par d'autres, des personnes
même sans idées politiques simplement en manque d'adrénaline et
guidées par des instincts primaires, des sauvages ou des bêtes. La
barbarie n'est pas du côté du peuple.
Mais
qui sont vraiment ces personnes ? Moi, entre autres, avec des
camarades de lutte. Des personnes qui partagent des idées politiques
qu'ils affirment individuellement, ces idées étant légitimes bien
que jugées radicales. Il ne faut pas prendre le problème à
l'envers. Ce n'est pas parce que nous avons des pratiques illégales
que notre propos doit être vu comme marginal, radical et classé
anti-démocratique. Ça c'est la logique de manipulation du pouvoir.
C'est bien au contraire parce que notre propos est légitime,
alternatif et réaliste mais inentendu parce qu'il dérange qu'il
suscite une réponse physique.
On
peut avoir des idées politiques et agir par des moyens illégaux
sans être ni des terroristes, ni des extrémistes, ni des casseurs
juvéniles. Au Larzac ou à Plogoff pour ne prendre que ces deux
exemples connus, des familles entières n'hésitaient pas à mettre
les moyens à la hauteur de leurs attentes, et ces actions ont permis
de faire reculer l'entêtement des politiques. Alors que les bien
pensants de gauche comme de droite déterrent le spectre du fantôme
du conseil de la résistance pour appeler à tout et son contraire,
il est d'autant plus hypocrite de condamner le peuple quand il se
prend en main. L'histoire aura le dernier mot. Regardons comme il a
été honteux de voir le gouvernement français proposer son aide au
dictateur Ben Ali, alors que tout un peuple se révoltait avec ou
sans armes.
La
violence c'est l'État
Mais
la violence et l'extrême
s'incarnent
d'abord dans la police et ce n'est pas nouveau. Nous sommes
sans cesse dans un rapport de force. C'est la force qui oblige le droit, ce n'est pas le droit en lui-même. On ne nous apprend pas quand on est petit à faire le bien parce que le mal est mauvais en soi. On nous apprend que si l'on fait ce qui est interdit on subira des sanctions. Une vision simpliste voudrait nous faire croire que la violence
commence là où s'arrête le dialogue. Cette doctrine de la langue
de bois sert alors à justifier et imposer n'importe quel projet
pourvu qu'il y a du dialogue, des explications des experts en tous
genres. La force policière
est là justement pour nous faire taire quand le refus verbal a trop duré. L'argument
de la non-violence est pure hypocrisie quand on sait comment sont
traités les non-violents dans notre société. Gandhi, Mandela pour
les plus connus ont subi autant de violence qu'aucun-e d'entre nous
n'en subira jamais, je le souhaite. Le bonze Thích
Quang
Đuc
qui s'est immolé face à l'oppression était loin d'être une brute,
mais son suicide était évidemment
violent. Parce que les
décisions sont prises d'en haut, par et pour ceux à qui le
capitalisme profite, et que c'est par la force qu'on tente de nous
les faire avaler. C'est pour
cette raison que je parle sans hésiter de fascisme étatique. C'est
la même logique d'utilisation de la force pour contraindre le peuple
qui opère aujourd'hui que celle qui est à l'œuvre dans des pays
dictatoriaux ou que celle qui a été en place dans des régimes
historiques selon d'autres modalités. C'est la même idéologie
qu'il faut s'efforcer de combattre. C'est
cette idéologie qu'on tente de dissimuler derrière un discours
terrorisant, cynique et froid.
La
colère, la rage, l'indignation peuvent et doivent trouver leurs
places dans l'action politique. Parce que nous sommes avant tout des
êtres humains doués d'émotions et toute la vie sociale doit
tourner autour de ça. La doctrine libérale nous considère comme de
simples consommateurs travailleurs, c'est-à-dire des machines
engrangeant du capital pouvant être investi dans des marchandises
servant des intérêts. Notre vie politique suit le même schéma.
Nos désirs, nos émotions sont quantifiés pour répondre à des
cahiers des charges et des budgets prévisionnels. Par dessus tout
nous devons faire honneur à notre qualité d'être supérieurs
d'animaux rationnels et ne pas nous laisser dominer par nos pulsions
primitives. Telle est la doctrine dominante qui est hypocrite on le
sait. C'est mesquin puisque tout le système capitaliste repose
justement sur la manipulation de nos désirs les plus primaires en
vantant le plaisir hédoniste, la satisfaction matérielle illimitée,
et de l'autre en jouant sur nos peurs de l'autre, de l'insécurité,
de la maladie, etc. C'est justement cette peur que doivent maintenir
les forces armées de l'État pour empêcher les plus rebelles de
propager le désir de révolte. Il y a un intérêt énorme à
maintenir le peuple dans des normes sociales, des schémas de vie qui
favorisent leurs profits à eux, les puissants. Et c'est à travers
la force que cette idéologie perdure.
Justement
parce que ce que je cherche à bouleverser c'est une idéologie, je
ne vous demande pas grand-chose aujourd'hui. Parce que je connais le
discours officiel et largement répandu je sais qu'il serait facile
d'y adhérer sans y faire trop attention. J'en appelle à votre sens
critique. Dites-vous que les personnes qui manifestent de manière
pacifique ou plus engagée sont des gens comme moi. Et si vous me
connaissez un peu vous savez que je ne suis ni un fanatique
d'extrême-droite, ni un illuminé désorienté. Si malheureusement
vous en veniez à cette conclusion, c'est qu'il y a un sérieux
besoin de dialogue. Il est plus facile de poser une limite entre le
bien et le mal qui correspondrait à une différence nette entre le
dialogue et la violence, le légal et l'illégal, le juste et
l'injuste, le légitime et l'illégitime. Sachons voir au-delà de
ces réductions trompeuses. Je ne veux être ni un héros, ni un
martyr. Je m'engage autant qu'il me paraît nécessaire de s'engager
même si cela implique de dépasser les limites du légal, du
violent, du bien paraître ou du normal. Inquiétez-vous. Non pas
pour moi, mais pour vous. Dans quel monde, dans quelle société
voulons-nous vivre ?