mardi 8 juillet 2014

Utile, futile, nécessaire, nuisible

Qu'est-ce que le luxe ?

Face à une critique de l'industrie nucléaire, des OGM, de la voiture, de la ligne LGV, de beaucoup de formes de transport, des smartphones ou toute forme de technologie comme plein de choses d'autres le crédule moyen qui veut défendre une certaine idée du progrès sortira facilement l'argument de "l'utile". Dans la dénonciation d'un mode de vie, d'un mode de pensée dominant il s'agit donc de rejeter cette valeur d'utilité qui est tout simplement non pertinente mais d'en pointer la dimension de luxe qui renferme les concepts d'inégalité, de nuisance, d'injustice.

Besoin et utilité
La question que l'on commence toujours par se poser face à un objet, un outil, une machine, un service c'est : en a-t-on besoin ? Mais une manière biaisée de questionner le besoin nous incite souvent à retourner le problème pour nous pousser à trouver en quoi telle ou telle chose peut nous être utile. Ainsi bien que nous n'ayons pas forcément besoin d'un objet en particulier, on peut lui trouver a fortiori une utilité.
S'il est possible de différencier des besoins d'un point de vue qualitatif, c'est-à-dire de classer les besoins par priorité, du besoin le plus vital comme celui de boire, de manger, de dormir, à d'autres besoins plus superficiels comme celui de se couper les cheveux ; la hiérarchie des objets en fonction de leur utilité n'est pas pertinente. Tout artefact en tant que tel répond à une fonction, à une utilité. L'humain ne fabrique pas une chose par hasard, il suit toujours une finalité. L'utilité d'une chose est donc fixée dès sa création. C'est le concepteur qui fait le lien entre le besoin de l'utilisateur et l'utilité de l'objet. L'utilité se mesure alors ensuite en fonction du besoin auquel l'objet est censé répondre. Si un couteau est conçu pour couper, plus il sera coupant et plus il sera utile.
Ainsi dire qu'un objet est utile nous apparaît comme un pléonasme, un truisme. Cela reviendrait à dire qu'un objet répond à ce pour quoi il a été créé. Si on interprète cette idée de cette manière cela n'apporte rien à un débat politique de dire d'une voiture qu'elle est utile si c'est pour signifier qu'elle permet de se déplacer, puisque c'est précisémment sa fonction. Ce premier niveau d'interprétation est alors simplement une marque de l'interlocuteur qui veut dire que si une chose existe c'est qu'elle a un but et qu'elle n'a pas été créée pour rien. Mais dire une telle chose, comme nous l'avons déjà dit, c'est ne rien dire sinon qu'une chose est une chose.
Un deuxième niveau d'interprétation plus fort consisterait à interpréter l'idée qu'un objet est utile s'il est efficace. Ainsi une voiture est utile car elle est efficace dans sa fonction de déplacer des personnes ou des objets. Pourtant dans un débat sur l'utilité d'un projet ou d'un autre, dire qu'il est ou non efficace est toujours problématique, notamment concernant les fins déterminées et ensuite il s'agit de comparer l'efficacité d'une proposition à une alternative, sans quoi cela n'a pas de sens (et ne serait être une implication plus forte que la première interprétation). Ainsi dire d'une chose qu'elle est utile au sens d'efficace c'est dire en substance qu'elle est la meilleure, la plus efficace comparée aux autres choses existantes ou non-existantes concurrentes à remplir une même fonction. Pour le cas du nucléaire, les technocrates ne manquent pas de vanter la supériorité de rendement du plutonium face au charbon ou aux énergies renouvelables. Mais toute chose conçue n'est-elle pas non plus conçue pour être la meilleure ? Ainsi, y a-t-il vraiment un sens à continuer de défendre l'utilité en tant que telle ?
Est-il possible de considérer l'utilité générale d'une chose en fonction du seul besoin auquel elle réponde ? Si nous prenons l'exemple de la voiture, elle est utile car elle permet de me déplacer avec moins d'effort, plus de rapidité certes. Mais doit-on occulter la pollution qu'elle génère, les coûts d'entretien, le stress et les risques qui y sont liés ? Peut-on réduire la critique de l'utilité à la seule fonction ? Non, c'est bien là qu'est l'erreur.

Les contraires de l'utile
Ce qui n'est pas utile peut-être l'inutile, le superflu, le futile. Quand peut-on dire d'une chose qu'elle est inutile, futile ? Quand elle ne remplit plus sa fonction ? Ou quand elle ne remplit plus aucune fonction ? En effet, une chose peut échouer à satisfaire ce pour quoi elle aurait été créée tout en restant utile. C'est ce qu'on appelle le recyclage ou la récupération et c'est à la mode. Certains jettent alors des tonnes d'objets qui sont considérés comme inutiles et qui peuvent encore servir, et assurer oubien la ou les fonctions pour lesquelles ils ont été conçus, ou une ou d'autres fonctions différentes. Ainsi encore c'est l'utilisateur qui choisit l'utilité ou l'inutilité de telle ou telle chose, en fonction de son ou ses besoins.
Celles et ceux qui font l'éloge d'un mode de vie plus simple, sans être rétrograde peuvent alors argumenter dans le sens d'une futilité des choses refusées. La question n'est pas de savoir si on gagne ou on perd en confort ou en plaisir. On pourrait naïvement se dire : "si une chose existe, si la technologie existe, pourquoi m'en passer ?", bien qu'il faudrait approfondir et critiquer cette position on pourrait d'ores et déjà poser le raisonnement inverse : "si je peux me passer d'une chose, pourquoi existe-t-elle ? ".
Ainsi quelqu'un peut trouver quelque chose d'inutile pour soi, parce qu'il sait qu'il peut se passer de son usage. A-t-on toutes et tous besoin d'une brosse à dents électrique ? Nous dirons tous que c'est utile, mais nous nous accorderons aussi sur l'idée que l'on peut facilement s'en passer.

Ce qui n'est pas seulement utile mais qui pourrait être son opposé c'est ce qui est alors nuisible. De la même manière est nuisible une chose relativement à un utilisateur ou à une victime. Une brosse à dents peut être considérée comme nuisible pour quelqu'un qui n'en apprécie pas le bruit. Mais bien que cet exemple soit trivial, il s'agit ici de l'enjeu majeur de l'argumentation trop légère des technocrates en faveur de tous leurs projets néfastes et mortifères.
Pourtant puisque nous avons vu que tout objet poursuit un but, remplit une fonction, il ne s'agit pas de dénoncer la fonction des objets comme étant intrasèquement, essentiellement, fondamentalement mauvais. Ces objets existent sous la catégorie d'armes mais ne constituent par le centre de notre critique mais que tout soit lié. Il s'agit de démontrer comment tout est lié et en quoi il n'est pas possible de dissocier les dimensions d'un même objet. Il n'est pas possible de dissocier la fonction que remplit un téléphone et les conditions misérables du travailleur qui l'a fabriqué. Il n'est pas possible, c'est-à-dire qu'il n'est pas acceptable d'un point de vue intellectuel, logique, politique, de ne considérer qu'un aspect d'une chose, d'un projet, d'autant quand cet aspect renvoie majoritairement aux dimensions techniques et scientifiques en rendant invisibles toutes les injustices sociales et politiques qui y sont liées.

Le luxe
Nous vivons dans le luxe. "Nous" c'est les occidentaux, les Européens, les Français, mais évidemment pas exclusivement. Les dominants vivent dans le luxe. Notre pays domine les pays du "sud économique". Nous vivons dans le luxe avec le nucléaire, les avions, la consommation de viande, l'agriculture chimique, ... la liste serait trop longue. Nous vivons dans le luxe quand nous partageons un mode de vie qui n'est pas viable, qu'il n'est pas possible d'étendre à toutes et tous sur notre planète. Nous vivons dans le luxe parce que ce qui nous paraît utile est non seulement pas indispensable mais surtout nuisible.
Nous aspirons à vivre dans le confort, et la politique est une question non simplement du vivre-ensemble mais du bien-vivre et encore du mieux-vivre. Mais que penser de notre confort quand il dépend de la misère du reste du monde ? La consommation de viande est un luxe. C'est un luxe de riches blancs qui s'étend idéologiquement et pratiquement aux habitants et consommateurs des pays émergents tels que la Chine. C'est un luxe car l'on sait que l'on produit suffisamment de nourriture sur Terre pour nourrir la population mondiale mais que la moitié sert à nourrir le bétail, laissant encore trop de pauvres crever de faim. Le nucléaire est un luxe quand on sait ne serait qu'à la production l'extraction du minerai de plutonium est néfaste voire mortelle pour les petits africains qui font le sale boulot pour faire tourner nos belles voitures électriques de bobos et tout le matériel high-tech qui va avec.

J'aimerais ne plus entendre quelqu'un me dire que son smartphone est utile, ça n'a aucun sens, ce n'est qu'un argument de bourgeois bien installé dans un mode de vie luxueux. Un revolver est utile également. Certes il est difficile de prendre conscience de ce qu'implique la production et l'utilisation de tout ce qui nous entoure. Il est plus facile de voir ce que l'on gagne que ce que l'on perd, et il est encore plus facile de fermer les yeux sur le mal que les autres subissent plutôt que le nôtre.
Il existe des systèmes de production, des projets qui sont non seulement inutiles car ils ne répondent pas à nos besoins, mais qui sont en plus de cela nuisibles et néfastes, mortifères et dangereux. Et même quand ceux-ci s'avèrent être réellement utiles comme une centrale nucléaire (oui, dans l'absolu une centrale nucléaire est utile), cela ne justifie en rien non seulement les risques potentiels mais surtout les effets réels négatifs qu'ils engendrent. Pourquoi continuer alors ? Parce que le partage entre les effets désirés positifs et les effets secondaires négatifs est toujours à l'avantage des dominants et à l'encontre des intérêts des dominés. Les premiers vivant dans le luxe, les autres dans la misère.

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