IIème Partie : Le bricolage comme forme
Il s'agit dans ce second mouvement d'inverser
l'analyse avec son objet ou plus exactement d'approfondir cette même
analyse en prenant la philosophie et la politique comme objets
bricolés. C'est une démarche premièrement méthodique qui doit
permettre de fournir des outils critiques. Nous essaierons de prendre
comme points de départ les mêmes positions qui ont été prises
dans la première partie afin d'en discuter la pertinence. Bien que
l'on s'intéresse à l'époque qui est à la nôtre, nous ne saurions
affirmer la volonté de mettre à jour une thèse, un dogme qui fera
de l'ère moderne une ère du bricolage. La philosophie comme
pratique d'un bricolage intellectuel doit donc être comprise en deux
sens opposés : une création positive dans la pensée
spéculative ou pragmatique qui ne tient rien pour acquis et une
pirouette technique qui fait de la politique institutionnelle une
reine de l'hypocrisie et de l'illusion.
A/Bricolage de la philosophie
1.Qu'est-ce qu'une philosophie bricolée ?
La philosophie est un système de pensée qui se
construit à l'aide de la langue. Une philosophie bricolée serait
une philosophie qui utilise des éléments déjà existants dans
d'autres formes de pensée. Selon cette définition toute philosophie
serait bricolée. Elle utiliserait des mythes, des concepts déjà
utilisés et usés. Elle reprendrait des images antiques pour servir
le même but qu'elle a toujours poursuivi jusqu'ici. Comment ne
pourrait-elle pas être alors une philosophie bancale, poussiéreuse ?
Si on s'en tient à une simple analogie on peut croire que la
philosophie doit sans cesse créer. Doit-elle pour autant être dans
la production continue ? On pourrait en suivant notre procédé
faire l'hypothèse de deux types de philosophie : une
philosophie comme objet industriel, produite à grande échelle,
flambant neuve et une philosophie du particulier, personnelle car
fabriquée par chacun avec des éléments issus de cette autre
philosophie. Jusqu'où peut-on tenir la comparaison ? Peut-on
faire ainsi une critique de la philosophie systématique qui a
toujours eut l'ambition de porter en un seul discours toutes les
réponses aux questions que l'on se pose ?
Il est naturel de vouloir également critiquer les
pensées toutes faites, définies et en un sens finies, achevées.
Que dire alors de ces discours conservateurs qui semblent restés
coincés dans un autre espace-temps et qui confondent l'artisanal et
le traditionnel ? Que dire alors de l'appauvrissement des
discours en général qui se laissent enfermer, cadrer par les
médias, ces nouveaux chiens de garde. Avec eux la pensée a laissé
place à l'opinion. L'opinion c'est la pensée toute faite, le
prêt-à-porter du raisonnement, le prêt-à-penser ; l'opinion
c'est la pensée industrielle qui devient vérité et norme à mesure
qu'elle s'étend et qu'elle se popularise ; l'opinion c'est le
fast-food de la réflexion : le fast-think qui
propose des solutions à faible valeur intellectuellement nutritive
pour des problèmes superficiels en contrepartie d'un plaisir accru ;
l'opinion c'est alors la pensée gelée, surgelée, figée,
édulcorée, sophistiquée, synthétisée.
Le sujet consommateur de pensée qui n'en est
plus, comme ces conserves de légumes qui n'ayant vu ni la terre ni
le soleil n'en sont plus vraiment, renonce à cuisiner (avec tout le
plaisir qui s'y rattache) et préfère seulement réchauffer. Il n'a
plus besoin de cahier ni de crayon puisqu'il n'écrit plus, à peine
a-t-il besoin de sa langue sinon pour répéter comme un perroquet,
il lui faut simplent un écran et son doigt. La barquette est gelée,
surgelée, chauffée, réchauffée, refroidie. L'opinion est éditée,
distribuée, reprise, commentée, twittée, oubliée. Mais comme ces
légumes industriels sans saveur il faut user et abuser de sel,
d'exhausteur de goût si goût il y a encore. L'opinion s'inscrit
alors toujours dans une polémique, un « buzz », une info
« choc ». L'opinion doit être instrumentalisée et
clairement marquée politiquement. On comprend bien alors que le
problème n'est pas de se positionner sur l'échiquier politique,
mais c'est de s'y trouver pour s'y trouver ; l'erreur c'est de
croire qu'il suffit de faire vibrer l'air qu'il y a devant sa bouche
en annonçant une couleur pour faire de la politique. Effectivement
c'est une certaine manière d'agir politiquement, c'est brasser de
l'air, remuer la poussière. Mais c'est réduire la réflexion
politique au vote. C'est réduire l'action politique au choix
cornélien. C'est réduire la politique à ce qu'elle n'est pas.
C'est ne voir que des alternatives gauche/droite ;
nucléaire/bougie ; croissance/austérité,
immigration/frontières, etc...
2.Fétichisme
On peut collectionner les philosophies comme les
livres qui les expriment. On aurait alors une grande bibliothèque et
une grande érudition dans laquelle on pourrait piocher les plus
belles citations pour faire bonne impression. On viserait alors la
philosophie en tant que telle, comme la preuve de notre
intellectualité supérieure. On peut développer le syndrome du
fétichisme avec un seul livre, un seul auteur, un seul courant. En
politique cela revient à continuer de se dire socialiste, démocrate
ou que sais-je, pour garder l'étiquette, le nom, l'apparence. Il est
séduisant de se rapprocher d'un courant de pensée dans une démarche
de recherche d'identité mais le risque est de s'attacher à cette
identité par crainte de changement. Le fétiche c'est l'objet qui
est à la place de ce qu'il représente. La philosophie, la politique
d'apparence et d’apparat s'appuie en ce sens sur des belles
citations, se revendiquant de certains auteurs qui fondent une
caution politique et intellectuelle mais les discours bien enflés ne
cessent d'être vides. Pour continuer l'analogie du bricoleur et du
politique il faudrait parler de l'artiste créateur, celui qui
récupère de beaux objets et qui les mets ensemble, celui qui
compose en reprenant des slogans de mai 68 pour en faire des toiles
d'art moderne, des t-shirts, des meubles faussement usés ou des
draps de lit.
3.Accumulation
Le capitalisme n'est pas seulement l'accumulation
de valeurs financières. Tout se capitalise : on le voit bien
avec les réseaux sociaux où les amis acquièrent de la valeur
ajoutée. En entreprise on fait des bilans pour gérer toutes sortes
de capitaux : humain, émotionnel, symbolique, etc... Il faut
alors accumuler des compétences, des connaissances, de l'énergie.
Que faire alors de toute cette collecte ? À force
d'intérioriser ne va-t-on pas tout simplement dégueuler ?
C'est en tout cas principalement ce que m'inspire cette société de
l'hypercapitalisation où l'injonction de plaisir et de bonheur doit
passer par la consommation et la surenchère. Tel est le nouvel
impératif catégorique : il faut le dernier smartphone trop
pratique, il faut la dernière voiture trop rapide, il faut le
dernier pull trop joli et cela à n'en plus finir. Les publicités
nous crachent au visage leur innocente violence à tous les coins de
rue et nous enjoignent à prendre la pilule, celle qui nous laissera
dans le monde des illusions.
La difficulté à faire de la philosophie est peut
être dans la capacité exigeante de tri et d'ordre. Pour éviter une
accumulation sans fin il faut créer. La lecture est l'acquisition
d'une matière qu'il convient ensuite de remettre en forme. Parfois
on s'aperçoit qu'un bel objet, une belle idée philosophique en tant
qu'élément ne trouve cependant pas sa place dans le projet qui est
le nôtre. Il faut alors le mettre de côté pour plus tard, pour un
autre travail ou carrément l'oublier, le jeter en sachant qu'on en
retrouvera des similaires lors de prochaines lectures. De plus la
métaphore s'arrête ici car si on peut jeter des choses matérielles,
les idées et les concepts sont plus difficilement effaçables. Il
est aisé de retourner se plonger dans un livre pour retrouver un
ancien concept et la mémoire agit plus par sédimentation, par
recouvrement que par remplacement : l'expression « se
creuser la tête » prend alors tout son sens !
4.Fonctionnalisme
Quelle serait la fonction de la philosophie ?
La philosophie doit-elle remplir sa fonction pour être philosophie ?
Doit-elle correspondre et se conformer à des normes ? Les biens
pensants sont alors là pour nous borner voire nous border, éviter
nos débordements et nous materner. Les intellectuels nous disent
comment agir mais c'est bien là leur seule action. Il ne faut pas
oublier que si la philosophie doit être un outil, elle n'est pas un
outil quelconque. Elle est un metaorganon,
l'outil qui dépasse l'outil. La philosophie dans cette métaphore
est un outil de mesure, d'évaluation. Sa
fonction est alors de définir la fonction des autres disciplines et
doit veiller à ce que cette fonction soit respectée. Les
intellectuels qui brassent de l'air sont tels ces agents des travaux
publics qui s'appuient sur leurs outils pour mieux regarder le temps
passer. Soit ils s'appuient sur leurs philosophies pour mieux être
médiatisés, soit ils arborent fièrement celles-ci sans en faire
vraiment usage. Et finalement
ces penseurs ou ces politiques qui gardent précieusement leurs idées
dans le monde des possibles craignent peut-être de déchirer
l'emballage pour se rendre compte que le paquet est vide.
5.Pragmatisme et relativisme
La philosophie c'est ce qui marche. Chacun peut
alors construire sa propre pensée à partir de son vécu, des
événements et des rencontres du passé. Si l'on veut sortir de
l'industrie de la philosophie et de la pensée unique il ne faut plus
apprendre telle ou telle pensée, il faut apprendre à penser pour
que chacun-e puisse ensuite construire sa réflexion propre. Mais
l'illusion serait de croire que cela suffirait à faire de chacun-e
de nous des individus atomisés, indépendants, autonomes, incapables
de nous entendre. Cela n'est ni possible, ni souhaitable dans une
certaine mesure. Même si nous ne manipulons pas les outils
intellectuels qui sont à notre portée de la même façon, dès que
nous employons les mêmes outils nous agissons toutes et tous dans le
même champ de possible. Une première chose est de penser que ce
champ a des limites qu'il convient de repousser avec le matériel,
les techniques et les méthodes actuellement disponibles ; une
seconde idée est de vouloir créer d'autres techniques et d'autres
méthodes, à la fois pour élargir les domaines déjà existants
mais surtout pour en ouvrir de nouveaux.