Une
philosophie bricolée du bricolage comme forme politique
Bricoler peut être réparer ou
réaliser des travaux modestes avec des moyens modestes. La
décroissance doit se comprendre aussi dans cette humilité. Pour
autant de grandes choses peuvent être réalisées avec peu de
moyens, car les biens matériels en abondance que vantent l'idéologie
ce la croissance ne sont ni nécessaires ni suffisants au bien-vivre.
Ière Partie : Le bricolage comme matière
Si le bricolage est fait de bricoles, en quoi
peut-il intéresser la philosophie ? La bricole est futile,
innocente et naïve et semble bien loin de la sagesse visée par le
penseur ou l'intellectuel. Mais puisque tout devient intéressant dès
lors que l'on y prête un minimum d'attention, tout devient sujet de
réflexion et l'on va voir qu'au delà d'une vulgaire contemplation
de comportements populaires, le regard porté sur cette pratique peut
dévoiler des facettes insoupçonnées et d'autant plus remarquables.
A/ Philosophie de l'objet du bricolage
1.Qu'est-ce qu'un objet bricolé ?
L'objet bricolé est un artefact issu d'éléments qui à l'origine
n'ont pas été créés pour constituer cet objet. On peut se
demander de quand date l'idée du bricolage en se demandant de quand
date la pratique du bricolage des objets. On se vite compte que le
bricolage est alors synonyme d'expérimentation, de construction,
d'invention à tel point qu'on peut même élargir le concept de
bricolage à tous les prototypes et donc une multitude d'objets
jusqu'à un certain point, le moment où est né le design. Ne
peut-on pas dire que les premiers objets ont été bricolés ?
Qu'est-ce qui fait la différence aujourd'hui ? Qu'est-ce qui
dérange et peut poser problème ou question ?
Je serais tenté d'élargir l'idée de bricolage pour l'opposer à
l'industrie mais aussi l'artisanat en tant que savoir-faire
professionnel (à visée donc lucrative). On oppose souvent la figure
du professionnel consciencieux à celle du bricoleur amateur du
dimanche. Comment aborder le bricolage de manière philosophique ?
Quel intérêt peut-on y trouver ? La philosophie se consacrant
habituellement au bien, au beau, au vrai à travers l'éthique,
l'esthétique ou la logique on se demande ce que le bricolage peut
fournir comme matière à réflexion. C'est plutôt dans ses aspects
psychologiques, sociologiques et politiques que le bricolage est
intéressant.
2.Fétichisme, collection et matérialisme
Le fétichisme s'attache à accorder une valeur à
l'objet en soi, en tant qu'il est « un objet ». C'est
donc l'objet en tant que produit de la main de l'homme, dans sa
manifestation d'un certain pouvoir qui est visé. Un comportement
fétichiste est observable dans le culte du nouveau, l'adoration du
gadget. On retrouve quelque chose de similaire dans le bricolage avec
une fierté de l'ouvrage. Dans un cas l'objet industriel est adoré,
sacralisé comme démonstration de la puissance humaine générale,
dans l'autre c'est une reconnaissance personnelle qui est symbolisée.
Dans la collection l'objet trouve sa valeur en
comparaison aux autres objets par des similitudes de forme, de
couleur, de texture, de style, d'époque, etc... et n'est même plus
recherché pour ce pour quoi il a été créé, ou indirectement. On
collectionne donc des tire-bouchons parce que chacun a été produit
en tant que tire-bouchon, mais on ne vise pas l'acquisition de
celui-ci pour assumer la fonction qui le définit. L'objet dans la
collection montre déjà l'idée d'une valeur qui dépasse la simple
fonction d'utilité ou d'esthétisme.
Le matérialisme au sens commun est l'importance
accordé à ce qui est matériel. Au sens étroit de la philosophie
c'est l'affirmation que tout ce qui existe n'est que matière et
qu'il n'y a donc pas d'esprit, d'âme dissociée du corps humain. Le
matérialisme et l'antimatérialisme sont des postures sociales qui
placent plus ou moins les biens matériels avant d'autres biens
(santé, amitié, bonheur, etc…). Où situer la pratique du
bricolage ? On lui reconnaît la nécessité d'utiliser des
biens matériels mais en les réduisant à de la simple matière.
Le bricolage tendrait à désacraliser l'objet. La
lutherie dite sauvage s'oppose en ce sens à la manufacture de
prestige et fournit des objets qui remplissent leurs fonctions
premières. L'objet bricolé ne vise pas l'esthétique, il ne vise
pas à se conformer à un style ou une époque, il cherche à assurer
une fonction. Mais il y a un paradoxe très important à vouloir
accorder trop peu d'importance au matériel dans une confusion de ce
qu'est le matérialisme. Pour aller contre la croissance il faut
renouer avec une forme de matérialisme. Il faut apprendre à prendre
soin de nos objets. Cela veut dire ne plus les mépriser pour ce
qu'ils sont de la manifestation d'une industrie irréfléchie mais
chercher à repousser le cycle imposé par la durée de vie
déterminée des objets.
3.Accumulation et collection
Du
pendant opposé à l'idée consumériste du « tout s'achète et
tout se jette » on trouve le bricoleur pour qui, au contraire
mais de manière complètement dépendante, « rien ne se perd,
tout se transforme ». Ainsi
se développe l'extraction infinie des poubelles et bennes de
décheterie visant une accumulation qui
n'est pas collection. L'idée
n'est pas de garder des objets pour ce qu'ils sont, ou pour ce qu'ils
ont été. L'objet qui a été jeté est mort et attend de renaître.
L'accumulation
vise donc les objets en tant que ce qu'ils seront, ce qu'il peuvent
être. Ces
potentialités ne sont pas toujours explicites et c'est tout le
plaisir du bricoleur de découvrir que telle pièce peut servir à
telle chose. Ce sont les circonstances encore non décidées qui
feront de l'objet de récupération qu'il assumera une nouvelle
fonction.
4.Fonctionnalisme
On peut se dire que l'utilisation inappropriée d'objets est à
éviter dans l'idée d'une ou plusieurs fonctions associées à un
objet desquelles il ne faut pas s'écarter. L'idée du
fonctionnalisme consiste à dire qu'un objet doit être utilisé
seulement en vue de ce pourquoi il a été créé. Tout le
développement technique depuis le silex jusqu'aux nanotechnologies
répond donc à des contraintes. Ce sont l'efficacité (comment faire
qu'un objet pour avoir de meilleurs résultats qu'un autre pour une
action visée), la durabilité (comment faire qu'un objet puisse
assumer telle ou telle fonction en se détériorant moins qu'un
autre), l'économie (comment faire qu'un objet assume la même
fonction qu'un autre, à moindre coût). On comprend que même si on
peut utiliser un couteau pour dévisser une vis, on prendra un peu
plus de temps, on abîmera à la fois plus le couteau et la vis mais
il n'est pas nécessaire d'avoir un tourne-vis en titane si le même
objet fabriqué dans un alliage plus économique est aussi efficace
et aussi solide.
Il est trop facile de critiquer le fonctionnalisme en le réduisant à
un naturalisme. En effet si la nature ne fait rien en vain, les
artefacts n'étant pas naturels, la question doit se poser d'une tout
autre manière. Si on peut dire que les rôles sociaux qui nous
déterminent ne sont pas naturels on voit qu'il en est autrement des
objets mais jusqu'où ?
5.Pragmatisme
La nécessité de faire avec peu,
par manque de moyens par exemple, est source de débrouille. On
fait ce qu'on peut avec ce qu'on a, et si on a peu on fait quand
même. On peut se dire
pragmatique si on réduit toute chose aux utilisations qu'on peut en
faire, qu'elle que soit la finalité pour laquelle l'objet ait été
créé. Les bidonvilles en
sont la preuve la plus frappante de constructions précaires assurant
les fonctions les plus primaires de ce qu'on attend d'une habitation.
Le bricolage est clairement
une pratique pragmatique qui vise l'action. Le bricolage dans ce sens
est alors quasi intuition, il est manipulation hésitante, tentative
incertaine, gestes pratiqués avant d'être pensés ou réfléchis à
mesure de l'action. Le bricolage est un empirisme qui cherche ce qui
marche jusqu'à une solution.