jeudi 23 août 2012

Idées sur le voyage - 4. A bicyclette !

Le déplacement est physiquement la relation d'un point à un autre et n'est indissociable du temps, par conséquent de la vitesse. Le voyage suppose la distance et celle-ci le changement. En pratique, la technique avec le vélo et la technologie avec la voiture offrent des alternatives différentes pour deux modes de déplacement qui dépassent l'échelle humaine, ou plutôt qui l'élargissent. Deux manières de se mouvoir dans le temps et l'espace et deux philosophies du monde, de la nature. Se déplacer à vélo sur de grandes distances est un choix qui s'oppose idéologiquement à la voiture. Les contraintes sont des opportunités pour le voyageur. Voyager à pied ou à vélo suppose l'abandon de valeurs temporelles adulées dans notre société moderne. Malgré les avantages économiques et écologiques qu'une telle entreprise représente, elle suppose la mise à disposition de capacités physiques minimales et d'une redéfinition du temps et de l'occupation de celui-ci.

La destination disparaît derrière le chemin, ce qui compte n'est plus alors véritablement le but mais la manière. Si on ne sait pas où la vie nous mène, nous pouvons décider du chemin et de l'allure, du rythme. Notre mémoire est sélective et notre conscience l'est de plus en plus. A l'ère de la synthèse et du synthétique l'essentiel se doit être concis. Le voyage se résume de plus en plus à des clichés, au sens propre comme au sens figuré. La prouesse technique que représente l'aviation et qui nous transporte au dessus des nuages, nous faisant traverser des continents entiers en quelques heures, est généralement réduite à une simple donnée technique de durée de transport. Il y a pourtant dans l'idée de trajet l'essence même du voyage, de l'évasion, du changement. Mais puisque le chemin est masqué, il ne reste plus que la destination à comparer. Notre vie toute entière à mesure qu'elle s'étend semble perdre de sa substance pour se résumer en quelques points, quelques instants. Le voyage est une expérience du temps. Le voyage à vélo est en cela l'accomplissement d'une volonté de prendre place dans un long moment où le trajet et le reste restent indifférenciés. Une fois l'idée acceptée que le voyage est davantage le chemin que l'arrivée, se perdre ne représente plus un problème en soi mais l'opportunité de découvrir.

La voiture, le train, l'avion sont des capsules spatio-temporelles. On ne compte plus les distances d'un point à un autre mais le temps qu'il est nécessaire pour les relier. De même la connaissance d'une échéance et la certitude des temps de déplacement tend à contracter les moments pour ne les faire coïncider qu'à leurs points de non-retour. L'échéance est alors plus qu'un repère, elle compulse tout le temps qu'il reste à s'écouler jusqu'à elle, vers elle, sur elle. Si par exemple je sais que j'ai rendez-vous à vingt heures, l'idée que je me fais de l'échéance nie la durée qui est nécessaire au trajet en l'incluant dans l'échéance elle-même. Plus simplement nous raisonnons avec une telle certitude sur les temps de trajets, des départs et des arrivées que ces durées finissent par être hors du temps. A vélo, l'essence du voyage est précisément cette durée de trajet. Le voyage ne se résume pas à un point, un lieu ou un autre mais véritablement à un ensemble, une continuité d'espaces-temps tirant leur valeur non pas d'une quelconque unicité mais au contraire d'un assemblage cohérent. Cette évidence prend tout son sens lorsqu'on a la chance de traverser un pays dans la longueur. On peut saisir alors la progression et l'évolution, les subtilités qui font d'un endroit son caractère particulier en l'inscrivant dans un ensemble plus grand avec ses lieux voisins.

Puisque la distance n'est pas réductible, en augmentant la vitesse on réduit la durée qui sépare deux points sur la planète. L'habitacle dans lequel on voyage nous coupe du monde extérieur. L'espace n'existe alors plus en tant que tel, il n'est que le monde extérieur mais celui-ci n'est même plus palpable, il n'est qu'une succession d'images, de paysages qui constituent le décor. Ce décor sans profondeur est le même que celui d'une carte postale, il sublime un point de vue esthétique (quand il y en a un) et occulte le reste. La question de jugement de la valeur esthétique d'un lieu, d'un département par exemple entre ici en jeu. La tendance touristique serait de résumer un ensemble par une sélection de points, de curiosités esthétiques. Ainsi nous pourrions dire d'une région qu'elle est belle car elle possède une multitude de points de valeur. Sans indications préalables je militerai plus pour une vision plus générale, voire aléatoire d'une région. En inscrivant l'expérience dans une certaine durée, en multipliant les moments plus que les endroits, d'une manière moins arbitraire, j'estime pouvoir accéder à une vision plus juste, plus neutre.

La traversée d'un espace par des moyens simplement techniques, à pied ou à vélo, permet la véritable découverte de celui-ci. Le paysage n'est plus alors simplement admiré, il est subi, senti, éprouvé, confronté. Le moindre détail a son importance dans la progression. Chaque montée est différente car elle suppose du corps et de l'esprit une adaptation précise, une disposition particulière. Chaque kilomètre s'inscrit différemment dans l'esprit car il s'inscrit de manière encore plus contrastée avec les moments qui le précèdent et qui le suivent. La fatigue, la chaleur changent la manière que l'on a de percevoir ce qui est vraiment plus qu'un simple paysage. Les cris des animaux, la force du vent, sa température, son humidité, le trafic, la qualité de la route, l'assurance avec laquelle on prend le chemin, l'envie d'avancer... autant de critères qui multiplient les sensations du voyage.

L'espace est plus qu'une simple image mais celui-ci est effacé par la technologie. L'intérieur d'une voiture ou d'un train isole le pseudo-voyageur des sons, des lumières, de la températures, des odeurs qui sont l'essence d'un lieu. Vitres teintées, climatisation, air conditionné, bruits de moteur forment l'ambiance moderne du voyage aseptisé. La volonté de l'essentiel est-elle superflue ? La volonté du superflu est-elle essentielle ? Nous vivons certes dans une société où le choix et la sélection sont le mode privilégié, bien qu'illusoire, de l'expression de nos individualités. Le rêve de la technologie serait de nous permettre de choisir encore et encore dans les moindres détails ce qui conditionne notre vie, notre image et notre identité. Ainsi ceux qui l'auraient choisi n'auraient plus à emprunter telle rue ou effectuer telle tâche qui ne considéreraient pas dignes d'eux. La voiture et le train grâce à nos autoroutes permettent d'éviter ces images d'une réalité sans intérêt. Sur des grands axes et dans des tunnels, coupés du monde, les utilisateurs se meuvent dans des non-espaces. Déconnectés de la réalité ils semblent n'avoir aucune interaction avec ce décor, ils ne peuvent que le voir, le prendre en photo, l'admirer. La preuve la plus flagrante de la négation consciente ou inconsciente (qui sait?) qu'ils portent à l'égard de cette nature se trouve aux bords des chaussées de goudron : poubelle géante. A la vitesse où les voitures défilent, personne ne remarque véritablement l'impact dégueulasse que chacun produit par égoïsme et idiotie. Ceci illustre tristement bien en quoi ces grosses routes contribuent à la négation du paysage en fabriquant le mythe d'espaces hors de portée de la nature. Cette hypothèse est évidemment rapidement réfutée par les innombrables cadavres d'animaux qui ponctuent macabrement ces horizons d'asphalte.

Le déplacement pour être voyage doit ainsi, selon moi, s'inscrire dans une certaine durée et dans une durée incertaine pour laisser place à la découverte, à l'inconnu. Cette découverte qui est une confrontation de sensations et d'idées face à une nature, une architecture, une culture nouvelles est alors plus facile par des moyens techniques simples tels que la marche à pied ou le vélo. Ces considérations estivales trouvent autant leur place dans une démarche citoyenne générale et pourraient (devraient) servir de base à une réflexion plus générale sur l'urbanisation de nos villes, l'utilisation de moyens de transports, l'agencement des infrastructures qui y sont liées... mais ceci est une autre histoire.